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Méta-politique

Pour une vraie révolution
(première partie)

La vision absolument classique est de considérer que la civilisation européenne est née de la synthèse entre le monothéisme hébraïque, la philosophie grecque et l'ordre juridique romain. Toutefois si, dans le champ des débats intellectuels, de nombreuses contributions s'attachent à explorer les rapports dialectiques entre morale vétérotestamentaire et philosophie grecque, l'apport du droit romain est le plus souvent réduit à l'étude de son apport aux organisations politiques médiévales. Nous croyons tout au contraire que les principes juridiques – en particulier pour ce qui regarde l'ordre politique – qui ont été définis par Rome sont encore d'une grande actualité. Il faut même comprendre qu'il n'est guère possible d'envisager une résurrection de la chrétienté sans revenir aux principes qui ont présidé à la naissance de cette civilisation chrétienne.

Incarnation et providence

Il faut tout d'abord souligner avec force le lien providentiel voulu par Dieu le Père, qui unit l'incarnation du fils avec la géographie et l'histoire. La naissance de Jésus, Messie et fils de Dieu, « à Bethléem en Judée au temps d'Hérode le grand » (Mt 2,1) est un signe d'une grande force. L'écriture nous instruit, dès ses premières lignes, de l'importance du lieu et du temps. Or quel est ce lieu ? Quel est ce temps ?

La Judée peut à bien des égards être regardée comme le « barycentre » des grandes cultures qui sont à la genèse de la civilisation occidentale : Mésopotamie, Égypte, Grèce, Rome. Quant à la période historique, elle se situe entre les deux défaites qui vont stabiliser les frontières de l'Empire romain pour des siècles : la bataille de Carrhes en 53 av. J.-C et celle du Teutoburg en l'an 9 apr. J.-C. L'Empire ne sera pas à dominante orientale, comme celui d'Alexandre. Il n'englobera pas non plus l'Europe centrale, réservant ainsi une réserve de « vitalité barbare » qui ne sera pas étrangère à la naissance de l'âge féodal.

C'est dans ce cadre stabilisé que va advenir l'événement central de l'histoire humaine : l'incarnation. Cette épiphanie (manifestation d'une réalité cachée) du divin ne peut pleinement se saisir et trouver sa compréhension la plus extensive sans la prise en compte de ces éléments chronologiques et topographiques : le fils de Dieu a accompli sa mission au temps de l'empire romain, il nous faut donc essayer de comprendre la signification de ce fait d'une grande importance.

Toutes les civilisations complexes ont élaboré un corpus de règles destinées à réguler la vie sociale, mais seule Rome a développé ce corpus par une approche « scientifique ». Scientifique au sens où la précision des concepts, leur articulation, leurs rapports réciproques ont été utilisés à la lumière d'une rationalité stricte. Ainsi Cicéron donne cette définition : « la Loi, c’est la raison souveraine incluse dans la nature, en tant qu’elle ordonne ce qui doit être fait et proscrit le contraire » (de Legibus I, 12).

Si ce droit romain classique est avant tout un droit civil, il a dégagé des concepts qui s'appliqueront également dans le droit public. Les trois principes qui doivent retenir notre attention sont ceux d'imperium, de potestas et d'auctoritas. Durant les premiers siècles, après l'édit de Milan qui légalisait le christianisme, s'est rapidement posé le problème des relations entre l'Empire et l’Église. En effet cette dernière avait mis en place dès les temps apostoliques une organisation de type pyramidal : diacres, évêques, patriarches, au sommet de laquelle se trouvait le pape. Ainsi le siège patriarcal le plus éminent se situait précisément dans la capitale nominale de l'Empire. Il pouvait donc émerger une concurrence entre deux formes de pouvoir. Pourtant cette confrontation qui eut pu être conflictuelle, aboutira à une véritable complémentarité.

Parabole du denier

Pour l’Église, il s'agissait donc de définir ses rapports avec l’État en s'appuyant, comme on l'a dit, sur le cadre juridique romain, mais également en prenant en compte, tout d'abord, la parole évangélique.

Le passage des synoptiques où il est précisément fait mention d'une distinction entre le temporel et le spirituel est souvent cité, mais tout aussi souvent mal compris. Il n'est pas inutile de revenir rapidement au texte qui est fort similaire dans les trois évangiles synoptiques.

« Alors les pharisiens allèrent se consulter sur les moyens de surprendre Jésus par ses propres paroles. Ils envoyèrent auprès de lui leurs disciples avec les hérodiens, qui dirent : Maître, nous savons que tu es vrai, et que tu enseignes la voie de Dieu selon la vérité, sans t’inquiéter de personne, car tu ne regardes pas à l’apparence des hommes. Dis-nous donc ce qu’il t’en semble : est-il permis, ou non de payer le tribut à César ?

Jésus, connaissant leur méchanceté, répondit : pourquoi me tentez-vous, hypocrites ? Montrez-moi la monnaie avec laquelle on paie le tribut. Et ils lui présentèrent un denier. Il leur demanda : de qui est cette effigie et cette inscription ? De César, lui répondirent-ils. Alors il leur dit : rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mt 22, 15-21).

Si, pour comprendre ce texte, on considère au premier chef la chose, l'objet, le denier, la séparation des domaines peut sembler évidente, puisqu'il porte la marque visible de l'empereur ; mais si l'on considère le sujet, l'auteur de l'action, celui qui doit « rendre », c'est au contraire l'unité qui prévaut !

Il est par ailleurs évident qu'il faut s'abstenir d'une lecture hâtive de ce passage des évangiles et en tirer, comme cela est fait habituellement, la conclusion d'une séparation du spirituel et du temporel. Comme l'indique le texte, la question posée par les pharisiens a pour objectif de piéger Jésus ; aussi celui-ci répond par une sorte d'énigme. La solution de celle-ci sera donnée plusieurs siècles après la mort et la résurrection du Christ, au moment du concile de Chalcédoine.

Ce concile définira ainsi que Jésus est « un seul et même Christ, Fils, Seigneur, l'unique engendré, reconnu en deux natures, sans confusion, sans changement, sans division et sans séparation, la différence des natures n'étant nullement supprimée à cause de l'union, la propriété de l'une et l'autre nature étant bien plutôt gardée et concourant à une seule personne et une seule hypostase, un Christ ne se fractionnant ni se divisant en deux personnes, mais un seul et même Fils, unique engendré, Dieu Verbe, Seigneur Jésus Christ, selon que depuis longtemps les prophètes l'ont enseigné.

« Sans confusion et sans séparation » sont les syntagmes de la plus haute importance qui nous montrent de quelle manière les champs du spirituel et du temporel ne doivent pas être séparés, ni confondus.

C'est le pape Gélase (492-496) qui fixera de la manière la plus claire comment cela peut être possible. Dans sa lettre à l'empereur Anastase, il écrira : « Il y a, auguste empereur, deux principes par lesquels ce monde est régi : l'autorité [auctoritas] sacrée des pontifes et le pouvoir [potestas] royal. Et pour les deux, la charge des évêques est d'autant plus lourde qu'ils doivent rendre compte devant la justice divine de ceux-là mêmes qui sont les rois. Tu le sais en effet, fils très clément : bien que ta dignité te place au-dessus du genre humain, tu inclines cependant, par un devoir religieux, ta tête devant ceux qui sont chargés des choses divines et tu attends d'eux les moyens de te sauver ; et pour recevoir les célestes mystères et les dispenser comme il convient, tu dois, tu le sais aussi, selon la règle de la religion, te soumettre plutôt que de diriger. [...] Et s'il est normal que le cœur des fidèles se soumette à tous les évêques en général [...] combien plus l'unanimité doit-elle se faire autour du préposé à ce siège, à qui la divinité suprême a voulu donner la prééminence sur tous les évêques et que la piété universelle de l’Église a dans la suite constamment célébrée ? ».

De manière habituelle, il y a des débats d'experts sur l'importance de cette distinction entre auctoritas et potestas. Certains croient y voir des quasi-synonymes, comme les mots « autorité » et « pouvoir » sont trivialement utilisés aujourd'hui. C'est d'ailleurs dans cette direction que se dirigeront les artisans de la réforme grégorienne. C'est pourtant une fausse route qui mènera étape par étape à sécularisation des sociétés occidentales : la théorie des deux glaives, d'où en réaction celle des deux royaumes qui conduira au confinement du religieux traditionnel à la seule sphère intime, pour aboutir finalement à une configuration analogue au césaropapisme avec une nouvelle religion publique « des valeurs républicaines » ou « les droits de l'homme ».

Une analyse radicale

Toute approche réellement radicale de notre ordre politique doit par définition étudier quelles sont ses racines profondes, dans quel terreau idéologique cet ordre politique a trouvé ses ressources. Nous sommes convaincus qu'il faut remonter jusqu'à notre Moyen-âge pour saisir le moment décisif de la perte de l'enseignement réellement catholique sur l'organisation de la cité humaine. C'est dans l'Occident latin que cette évolution, cet abandon progressif a eu lieu. Il faut sans doute y voir l'influence d'une lecture hâtive de saint Augustin et le poids de formules par lui employées, comme : « Deux amours ont fait deux cités : l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu a fait la cité terrestre ; l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi a fait la Cité céleste » (c.d. D. XIV, 28). Lecture hâtive confirmée par Henri Teissier : « Un augustinisme politique qui comprend mal la Cité de Dieu croit pouvoir fonder sur Augustin une lecture de l’ordre chrétien où le pape détiendrait, en quelque sorte, la charge d’un imamat suprême des chrétiens ». Mais si l'on veut bien revenir à Chalcédoine, on peut dire que l'Occident est ainsi passé en quatre siècles de la « confusion » à la « séparation ».

Il nous revient donc de retrouver ce juste et difficile équilibre qui est le propre de la doctrine chrétienne ; là où les autres civilisations ont opté soit pour le césaropapisme, soit pour la théocratie.

Il convient donc de jeter aux orties la théorie moderne de la séparation des pouvoirs qui ne vise en réalité qu'à désarmer la potestas vis-à-vis des puissances économiques. Ainsi il n'est pas étonnant qu'une telle doctrine profondément erronée soit apparue à l'aube de la prise de pouvoir de la bourgeoisie en Europe, puisque cette organisation de la cité conduit inévitablement à la domination des riches sur les pauvres. La ruine de la justice du fait de cette organisation fautive aboutit nécessairement à la fracturation du corps social et par voie de conséquence à la violence. Violence justement nommée par Karl Marx « lutte des classes ».

Sortir durablement de cette situation implique de revenir aux racines de la seule doctrine vraie ; revenir à la juste distinction entre auctoritas et potestas et poser la question de la souveraineté (de l'imperium) dans cette même perspective.

Sens de notre démarche

Une interrogation entêtante devrait tenir éveillé tout honnête Homme : par quel chemi­nement le monde post-moderne dans lequel nous semblons englués et qui se caractérise, entre autres, par son matérialisme et son individualisme, a-t-il émergé dans la civilisation chrétienne ; religion chrétienne dont l'enseignement paraît être à l'opposé de ces idées. Pourquoi ne fut-ce pas l'empire chinois, plus avancé sur bien des aspects et plus volontiers attaché à la concrétude terrestre qui a été le cœur de la modernité ? Ou encore le monde indien déjà si marqué par la diversité et le pluralisme ?

Il est en effet indéniable que le monde moderne sort du christianisme, son matérialisme extrême vient du christianisme, son absence de dimension spirituelle vient du christianisme, sa volonté de puissance sort du christianisme, son égoïsme forcené éclot dans la civilisation chrétienne. Cette apparente contradiction devrait faire réfléchir les nostalgiques, les adeptes du « c'était mieux avant », car le monde d'aujourd'hui, dont on voit bien qu'il est dans une impasse, vient précisément, sort exactement de ce monde d'avant.

Les Zemmour, les De Benoist, les Finkielkraut proposent de revenir en arrière pour tenter de prendre un autre chemin à la bifurcation précédente. Tous ne sont pas d'accord sur l'embran­chement à emprunter, mais en réactionnaires conséquents, tous pensent qu'une « erreur » s'est glissée dans le logiciel, qu'une meilleure carte, qu'un guide plus avisé pourrait nous faire prendre un autre chemin !

Nous tiendrons ici pour une hypothèse différente ; la modernité mortifère n'est peut-être qu'une épreuve, qu'une crise (au sens profond du mot) qu'il s'agit d'assumer et de surmonter. Elle n'était sans doute pas inévitable dans le passé, le résultat n'en est nullement certain, car l'Homme est libre. La tradition nous le dit depuis toujours, l'Homme peut se perdre lui-même au milieu des Ors, comme Œdipe, ou trouver les voies de son salut au mieux des embûches, comme Ulysse. Nous nous sommes ainsi donné à tâche de montrer que si l'Histoire a un sens ce n'est pas dans l'acception du terme qui voudrait qu'un chemin tout tracé soit ouvert – qu'il s'agirait de suivre plus ou moins vite – mais avec la signification d'un enseignement. L'Histoire nous enseigne, elle nous guide, nous oriente, nous inspire afin que, avec la grâce de Dieu, les Hommes puissent librement, c'est-à-dire de façon éclairée, user de leur volonté, de leur intelligence et de leurs autres facultés pour choisir leur destin personnel et collectif.

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