Nous vivons en des temps où nous interpellent sans cesse des pouvoirs inquisitoriaux. Et ces puissants ne sont pas uniquement animés d'une soif idéale de savoir. Lorsqu'ils s'approchent pour nous questionner, ils n'attendent pas de nous une contribution à la vérité objective, ni même à la solution de certaines difficultés. Peu leur importe notre solution ; c'est à notre réponse qu'ils tiennent.
Différence importante : elle apparente l'interrogation à l'interrogatoire. On pourra s'en rendre compte si l'on veut suivre la voie qui mène du bulletin de vote au questionnaire. Aussi le vote inspire-t-il un sentiment d'assurance, et même la conscience d'un pouvoir, celle dont s'accompagne: l'acte volontaire et libre, accompli dans la sphère du droit.
Notre contemporain, s'il se voit dans le cas de remplir un questionnaire, est bien dépourvu de cette assurance. Les réponses qu'il donne sont grosses de conséquences: souvent même, son sort en dépend.
Il va de soi qu'en présence de ce changement dans l'interrogation, une toute autre structure se dégage qu'on ne l'eût trouvée au début de ce siècle. La vieille sécurité n'est plus et notre pensée est bien contrainte d'en tenir compte. Les questions nous serrent de plus près, plus instantes, et la nature de notre réponse prend une gravité toujours croissante. Songeons, à ce propos, que le silence est aussi une réponse. On nous demande pourquoi nous nous sommes tus en tel lieu, à tel moment, et on nous remet quittance de nos déclarations. Tels sont les dédales du temps, dont nul n'échappe. Le curieux est de voir comme en cette conjoncture tout devient réponse, en ce sens singulier, par là, matière de responsabilité. C'est ainsi qu'à l'heure actuelle on ne distingue pas encore assez combien le bulletin de vote, pour nous en tenir à lui, s'est mué en questionnaire. Mais l'homme qui n'a pas la rare chance de vivre dans quelque coin tranquille du monde social s'en aperçoit dès qu'il agit. Car nous sommes toujours plus prompts à adapter au danger notre conduite que nos théories, mais seule la réflexion nous permet d'acquérir une sécurité nouvelle.
L'électeur auquel nous songeons ira donc aux urnes dans de tout autres sentiments que son père ou son grand-père. Certes, il aurait préféré s'abstenir: mais c'eût précisément été une manière de donner une réponse sans équivoque. Et pourtant, la participation, elle aussi, n'est pas sans quelque apparence de danger, en un temps où il faut tenir compte des progrès de la dactyloscopie et des astuces de la statistique appliquée. À quoi bon choisir dans des situations ou l'on n'a plus le choix ?
La réponse, c'est que le bulletin de vote offre à notre électeur la faculté de prendre part à un acte d'approbation. Donc, l'électeur sait en général ce qu'on attend de lui.
L'art de conduire les peuples ne consiste pas seulement à poser la question de la bonne manière; il y faut encore la mise en scène, monopole d'État: elle doit présenter le suffrage comme un chœur assourdissant, qui propage la terreur, tout en provoquant l'admiration.
Et c'est par la que la question, comme tout événement de caractère moral dans ces sphères, débouche dans la statistique.
Écrit en 1951; ou le vote comme instrument de contrôle de la population.