Charles Péguy disait d'Homère « c'est le plus grand. C'est le patron. C'est le père. Il est le maître de tout » et également « Homère est nouveau ce matin et rien n'est peut-être aussi vieux que le journal d'aujourd'hui ». Si, à l'écoute de cet auteur si français, nous faisons le pari de suivre le divin poète aveugle dans notre actualité ? Ne nous propose-t-il pas une lecture du premier tour de l'élection présidentielle bien plus intéressante que les sempiternelles gloses pseudo-sociologiques sur les CSP+, le niveau de diplôme ou l'âge des électeurs ?
La plus belle des filles de Priam est un des personnages emblématiques de la geste homérique. Mais si la malheureuse Cassandre avait reçu le don de vision de l'avenir, elle avait reçu également celui moins enviable de ne point être crue. Ainsi, quand elle annonça les conséquences de la folie des Troyens qui voulaient faire entrer le cheval bien connu à l'intérieur de la citadelle, nul n'écouta ses avertissements. De même, dans la pièce d'Eschyle, Agamemnon ne voulut pas croire ses avertissements et périt à son retour à Mycènes sous les coups de Clytemnestre, son épouse et d'Egisthe, son cousin.
La question que nos grands anciens nous invitent ainsi à explorer, c'est la raison profonde, spirituelle devrait-on dire, qui pousse ainsi les hommes à refuser de voir un futur déplaisant ou inquiétant. Cette raison, c'est le refus d'accepter ses propres échecs, ses propres lâchetés, son aveuglement antérieur ; le refus de se voir pécheur !
Les Troyens pouvaient-ils admettre que leur décision irréfléchie d'accueillir Hélène et Paris était à l'origine de malheurs déjà innombrables, avant de conduire à la destruction de leur ville ? Agamemnon pouvait-il croire que ses actes préalables (le sacrifice d'Iphigénie, son retour accompagné d'une belle captive) pourraient conduire à un tel crime par ses proches ?
Non, les hommes (et les femmes!) fuient en général leurs responsabilités et refusent ainsi de voir les nuages qui s’amoncellent à l'horizon ; le futur les effraie, la peur les confine dans le conformisme. Ils n'osent reprendre leur liberté, ils ne pensent pas que Dieu puisse les absoudre de leurs fautes. Ils refusent un savoir qui les questionne. La Cassandre de Schiller ne suppliait-elle pas Apollon en ces termes : « Rends-moi mon aveuglement, rends-moi le bonheur de l'ignorance » !
En suivant ainsi nos grands anciens, on comprend beaucoup mieux le vote des 28% des électeurs. S'ils ont donné leurs suffrages à un président sortant, haï dans tout le pays, que tout désignait objectivement comme le candidat de la continuité, du business as usual, c'est par peur. Emmanuel Macron était le candidat de la peur. La peur d'affronter « seuls » un monde étrange et complexe, le refus de voir la construction européenne pour ce qu'elle est : un bloc de pays politiquement soumis, démographiquement en panne, spirituellement morts.
Le vote des soi-disant « élites mondialisées » est particulièrement révélateur. On pourrait le résumer par la formule « encore deux minutes, monsieur le bourreau » ! Tant pis pour ces salauds d'ouvriers qui ont déjà été remplacés par les robots et les ouvriers chinois ! Ils n'avaient qu'à travailler à l'école ! Nous, nous voulons croire que cela ne nous arrivera pas ! Non, pas nous ! Pourtant dans la silicon valley, on travaille déjà à des systèmes d'intelligence artificielle destinés à remplacer le diagnostique médical, la consultation d'avocat ou le cours de l'enseignant. Quant aux chinois, ils poursuivent leur montée en gamme avec – par exemple – le développement du C919 un avion moyen courrier 100% national qui ressemble furieusement à l'Airbus !
On pourrait dire la même chose du paysan breton. Il ne veut pas voir « l'usine de légumes » de Toshiba ou les androïdes agricoles comme le robot EffiBOT. Pour paraphraser Schiller, tous pourraient s'écrier « laisse-nous notre aveuglement, laisse-nous le bonheur de l'ignorance » ! Il n'y a pire aveugle que celui qui ne veut pas voir dit la sagesse populaire. C'est irrationnel dira-t-on ! Mais cette campagne électorale fut, à un point jamais vu, entièrement irrationnelle.
Refuser de voir le monde tel qu'il est, voilà le lot commun ! N'y échappent que ceux qui peuvent s'extraire de la pensée conforme, donc inévitablement peu de détenteurs de ces diplômes qui sont en règle générale, un certificat de pensée unique. Y échappent aussi, ceux que le malheur à déjà frappé comme ces ouvriers de nos anciens fleurons industriels, abandonnés de tous !
Quel aveuglement de nos contemporains ! Il est pourtant évident que le monde dans lequel nous vivons est plus complexe, plus imprévisible, plus dangereux que jamais. Il ne faut pas être grand clerc, ni avoir fait des « études supérieures » pour comprendre qu'un système, dans lequel interagissent quasiment 300 états, est radicalement différent de celui où deux blocs s'affrontaient ou même lorsqu'une demi-douzaine de puissances européennes dictait leurs lois à l'univers.
A cette multiplicité, il faut encore ajouter à peu près autant d'acteurs non gouvernementaux. Les plus grands groupes financiers et industriels transnationaux ont leur propre agenda. Leur système de direction plus efficace que celui des états, les avantages dans des négociations inégalitaires au cours desquelles ils bénéficient en outre de l'appui d'organisations internationales comme l'OMC, l'OCDE, etc. Des traités récents (comme le CETA) leur donnent même une forme d'égalité juridique avec les états qui seraient soumis à des arbitres privés. Leur capacité financière leur ouvre des portes au sein même des appareils politiques. La corruption prospère comme l'ont montré les différents « xx leaks ».
De plus, d'autres acteurs interviennent également comme des organisations non gouvernementales du type d'Amnesty International, d'Human Rights Watch, de l'Open Society Foundations, qui ont la capacité de déstabiliser des gouvernements.
Des groupes militaires non étatiques, aux liens mal connus avec les services de tel ou tel état, mènent et mèneront des actions hostiles comme nous en avons connu hélas à plusieurs reprises dans notre pays ces dernières années.
Le système financier mondial - au-delà des critiques qui peuvent très légitimement lui être adressées quant à sa transparence, voire à son respect de la légalité - est intrinsèquement instable et imprévisible, comme l'a montré la crise de 2008. Là encore les robots ont pris le pouvoir grâce aux algorithmes et au trading haute fréquence.
Face à ce monde en ébullition, le discours du candidat Macron tendait à faire croire qu'en restant assis au coin du feu avec nos vieux partenaires européens, en discutant de nos gloires passées, nous éviterions tous ces dangers. Une masse conséquente des électeurs a voulu croire à cette blague. Michel Houellebecq parlait assez justement dans une interview d'une forme de thérapie de groupe ! Il faut pourtant une sacrée dose d'aveuglement pour imaginer que dépendre d'un système de gouvernement, où la simple fixation d'ordre du jour doit se négocier pied à pied, nous arme au mieux pour faire face à la situation qui réclame créativité et réactivité ! Un système, où toutes les décisions importantes doivent être prises sous une forme ou une autre par un consensus à vingt-sept pays aux intérêts divergents et soumis à des pressions contradictoires, est foncièrement inadapté. Ce mode de gouvernement met les peuples sous la coupe d'intérêts étrangers au bien commun. L'histoire nous enseigne que la soumission à un système étranger n'a jamais apporté aux peuples que malheurs et infortunes.
Devrons-nous aussi, nous écrier un jour, plein de regrets et d'amertume, comme l'âme sans force de « l'illustre Agamemnon » envoyée aux enfers par ses assassins : « Hélas, je pensais en rentrant dans ma demeure être reçu avec joie par mes enfants et par mes serviteurs » !