Face à la liquéfaction de la société française, il n'est pas inutile de rappeler que – dans le schéma classique des institutions de la « démocratie représentative » – les élections législatives sont sensées être la consultation centrale. En effet, le régime représentatif moderne repose sur une fiction : l'assemblée est le corps qui « a le pouvoir de vouloir » pour l'ensemble de la nation. Le mandat donné par les électeurs aux députés est donc essentiellement différent du mandat de droit privé : il est général, libre, irrévocable et présumé toujours exercé en conformité de la volonté générale. Rigoureusement suivie, la théorie représentative va encore plus loin puisqu'elle suppose que la volonté générale ne préexiste pas à l'expression de l'assemblée mais que c'est précisément la décision de l'assemblée représentative qui révèle la volonté générale ! Cette fiction paraît si éloignée de la réalité concrète que des constitutionnalistes célèbres comme Raymond Carré de Malberg ont classé le régime représentatif à mis chemin de la monarchie et de la démocratie. Mais l'abaissement général du niveau du débat politique dans notre pays a abouti paradoxalement à confondre ce régime « mixte » avec la démocratie elle-même !
Pourtant la situation présente manifeste chaque jour l'écart grandissant entre l'expression des assemblées, (regardée, le plus souvent à juste titre, comme une défense d'intérêts particuliers extrêmement actifs) et les besoins réels du pays. À titre d'exemple, on peut évoquer l'actuelle réforme des retraites en France. Bien qu'elle ne soit pas encore validée, on ne voit pas par quel mécanisme purement politique le projet pourrait être rejeté. Celui-ci est pourtant très majoritairement refusé par l'opinion publique qui perçoit clairement l'intention des décideurs : il s'agit à terme de restreindre la retraite à une allocation minimale atteignable qu'à un âge avancé ; situation qui rendrait inévitable de souscrire à des assurances privées. Compagnies extrêmement puissantes et dont la proximité avec les dits décideurs est parfaitement établie.
Ceci n'est qu'un exemple de cette divergence croissante entre la fiction de la « volonté générale » et la réalité de l'opinion publique. Aujourd'hui, on peut dire que le divorce est consommé. Quelques chiffres d'élections législatives récentes montrent la réalité de cette rupture de confiance, d'adhésion, de consentement. Lors de la dernière consultation au Brésil la participation s'est élevée à 79% ; en apparence un bon chiffre. Mais si l'on précise que le vote y est obligatoire et que les abstentionnistes doivent recevoir une amende et connaître de nombreuses difficultés, comme pour l'attribution d'un passeport, on comprend que le rejet est total pour 20% du corps électoral ! Là où le vote est libre, les chiffres sont affligeant : 50% d'abstention en France pour les élections européennes de 2019, aux législatives de 2022, 54% des électeurs ne se sont pas déplacés. Aux États-Unis malgré l'enjeu majeur des « midterms » 56% d'abstentions ; au Liban 59%. Enfin, dernières élections en date, 89% des citoyens ont boudé les urnes aux législatives tunisiennes de ce mois de janvier 2023 !
Il faut être aveugle pour ne pas comprendre que la fiction de la représentation ne fonctionne plus. Les causes en sont multiples : écart d'origine sociale entre représentants et représentés, affaires de plus en plus fréquentes de corruption liées à une consanguinité générale entre les élus et le mondes des affaires, poids de mieux en mieux identifiés des lobby, népotisme, turpitude morale, etc...
Si l'on veut sauvegarder un peu de démocratie, il devient plus que temps de balancer le régime représentatif par dessus bord, sans quoi le navire entier sombrera.
R.A.